Johanna Colombatti, commissaire-priseur

Composer avec les objets et les matériaux du quotidien

Rencontre avec Johanna Colombatti, commissaire priseur, spécialisée en design, co-fondatrice de Lebensformen

Avec force, humour et inventivité, Marcel Duchamp, les frères Castiglioni et Enzo Mari ont, chacun à leur manière, bousculé les codes de l’art et du design en rendant plus poreuses les frontières entre la sphère artistique et la vie quotidienne, entre l’artiste et son public.
Aujourd’hui encore, les mouvements que sont le Do It Yourself, l’upcycling et le design de partage puisent largement dans le travail de ces figures iconiques de l’art du XXe siècle. Composer avec des éléments manufacturés, s’inspirer des objets du quotidien et les détourner, offrir à un large public les ressources pour fabriquer du mobilier de qualité, sont autant d’initiatives qui s’inscrivent dans la lignée de leur travail.

À quel moment les artistes ont-ils commencé à utiliser les objets manufacturés ?

En 1913, Marcel Duchamp effectue un geste radical en inventant le ready-made, « objet usuel promu à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste ». Son œuvre Roue de bicyclette est composée de l’assemblage de deux objets industriels, un tabouret et une roue de vélo, détournés avec ironie et humour. L’artiste a beaucoup verbalisé ce procédé, mais dès 1912, Picasso, dans son tableau Nature morte à la chaise cannée, avait déjà introduit un véritable motif de cannage. Le mouvement Dada, et notamment Raoul Hausmann, s’inscrivent dans cette lignée. En revanche, avec sa Tête mécanique, ce dernier sert un propos grave, dénonçant les ravages de la guerre, alors que la démarche de Marcel Duchamp était plutôt humoristique. On pourrait évoquer ensuite les nouveaux réalistes, César et ses compressions, les accumulations d’Arman, les « tableaux-pièges » de Spoerri, les affiches de Villéglé, qui utilisent l’objet comme un véritable outil, toujours avec une portée critique : une dénonciation de la société de consommation, qui génère une production excessivement industrielle d’objets. Enfin, l’installation prend également sa source dans le ready-made : elle convoque différents médiums qu’elle met en relation directe avec le spectateur, le sollicitant physiquement ou psychologiquement. J’ai été marquée par Promenade de Richard Serra, lors de l’édition 2008 de Monumenta au Grand Palais. D’immenses rectangles d’acier disposés à la verticale sous la grande nef et légèrement inclinés bouleversaient sensiblement la perception de l’espace et l’équilibre du promeneur.

Dans le domaine du design, pouvez-vous nous parler de la démarche très novatrice des frères Castiglioni ?

Ils ont introduit dans le design les objets manufacturés, et leur utilisation insolite, comme l’avait fait Marcel Duchamp. Avec eux arrivent la dérision, l’ironie, un brin de folie, on est loin de l’objet esthétique élitiste que pouvait être l’objet de design. Plusieurs œuvres illustrent bien cette démarche. Le tabouret Mezzandro en 1957, qui utilise un siège de tracteur, et Sella, une selle de vélo en cuir transformée en assise par exemple. Pour les luminaires, les lampadaires Toio, un phare de voiture et un fil de canne à pêche, et Arco, inspiré des éclairages de rue, sont emblématiques de leur esprit. À leur suite, on trouve un même esprit dans le travail de Curtis Jere, avec son luminaire Flashlight Floor Lamp, qui détourne une lampe torche, ou encore de Yonel Lebovici, dont le lampadaire Fiche mâle prend la forme d’une prise électrique monumentale. Il est également question de détournement et de personnalisation avec la Tube chair de Joe Colombo, constituée de quatre cylindres recouverts de mousse et rassemblés dans un sac à cordelière, avec la H2O chair de Marti Guixe, dont l’assise est composée de livres empilés, plus ou moins nombreux selon la hauteur désirée. Cela pose la question de l’appropriation de l’objet par l’utilisateur, de la même manière que Zettel Z6 d’Ingo Maurer, un plafonnier à customiser avec des papiers suspendus.

Dans un domaine différent, une autre figure historique du design italien, Enzo Mari, a bousculé les codes en initiant une démarche de design de partage. Pouvez-vous nous en parler ?

En 1974, Enzo Mari présente son Autoprogettazione à la Galleria Milano. Le designer fournit des plans permettant au consommateur de fabriquer du mobilier à partir de matériaux courants, principalement des planches, à assembler selon un petit guide disponible à la demande. Derrière son projet, il y a une démarche artistique engagée – proposer une nouvelle relation entre le créateur et l’acheteur – et très généreuse.
Il avait en effet à l’esprit la démocratisation de la création et affirmait : « J’ai pensé que si les gens étaient encouragés à construire de leurs mains une table, ils étaient à même de comprendre la pensée cachée derrière celle-ci. » En parallèle de cette démarche, il demandera des photographies de leurs réalisations aux personnes ayant monté ses meubles. Cette envie de suivre le développement de ses modèles est très actuelle en un sens.

« Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner. »

Michel de Certeau